Laissez-moi vous emmener à travers mes souvenirs, là où cultivateurs et manœuvres étaient au cœur de notre vie quotidienne.
Les travaux des champs avaient une place centrale dans notre existence.
Les cultivateurs, au nombre restreint dans notre village possédaient des fermes modestes, souvent pas plus de quinze hectares, étaient équipées de quelques chevaux et de quelques vaches.
Le matériel agricole était limité, mais leur détermination était sans faille, avec une poignée de chariots, une charrue, une herse et une faucheuse.
D'autres moins nantis, en plus de leur labeur à l'usine, se tournaient vers la culture pour compléter leurs maigres revenus. Ces braves gens, les "manœuvres", dépourvus de chevaux et de machines, travaillaient d'arrache-pied dans les champs et sollicitaient l'aide des cultivateurs, souvent en
échange de leur propre assistance ou en compensation monétaire. Nous étions une famille de cultivateurs et nous possédions nos propres champs dispersés au quatre coins du village, où nous cultivions des pommes de terre, des betteraves, du blé ou du seigle.
Ces parcelles modestes étaient précieuses pour nous, héritées ou acquises avec nos économies, ces morceaux de terre étaient souvent voisins de ceux que nous connaissions bien.
Les récoltes suivaient un cycle annuel bien établi, et je me souviens encore des paroles de ma mère, évoquant les difficultés à venir ou les périodes plus faciles en fonction des cultures à venir.
Les lieux-dits étaient une part intégrante de notre quotidien, imprégnés du parfum caractéristique de notre terre. Certains avaient des noms évocateurs, rappelant des lieux géographiques ou historiques, tandis que d'autres étaient porteurs de légendes locales ou de souvenirs anciens, tels que "Le Champ crevé", "Le pied des sorciers" ou encore "Le gué des Peaux".
Chaque nom, chaque lieu, chaque récolte, résonne encore aujourd'hui dans ma mémoire, témoignage précieux d'une époque révolue mais toujours présente dans mon cœur.
Et puis, il y avait Ernest, notre fidèle laboureur. Après avoir vaillamment manié sa charrue dans nos champs, il venait souvent partager une goutte avec mon père dans notre cuisine. Il pestait contre la "Terre de chien", cette terre rebelle, ou au contraire, « Terre de Cendres » qui s'ouvrait comme par enchantement sous ses pas. Il nous racontait les péripéties des champs mal bornés, des bornes introuvables, ou des voisins peu scrupuleux tentant d'élargir leur lopin chaque année d'un trait de charrue.
Les surfaces des champs et des prés étaient exprimées en hommées, une unité bien connue de tous. La fauchée représentait 10 hommées de pré sur 5 jours, soit environ 1 hectare. Les phrases étaient ponctuées par des expressions locales comme "L'atette", signifiant "l'autre", ou "Je m'y fie bié", traduisant notre confiance dans nos compétences agricoles.
Les cultivateurs n'étaient pas animés d'un esprit de possession aiguisé. Ils considéraient la terre comme un refuge ultime en cas de détresse. Elle représentait bien plus qu'un simple lopin de terre ; c'était notre ancrage, notre sécurité, notre histoire.